8 mars - De la politesse

Illustration de Horace Castelli, pour Les Malheurs de Sophie

En cette journée dédiée aux droits des femmes, un petit article pour évoquer avec vous quelques figures féminines qui m'ont récemment interpellée, peut-être par leur façon de proposer une féminité franche, sans bienséance. Dans le documentaire Infrarouge Sexe sans Consentement, une jeune femme, Floriane, fait remarquer que si elle n'a pas pu dire non, c'est aussi car elle avait l'impression qu'il aurait été malpoli de repousser le jeune homme en face d'elle, après tout ne l'avait-elle pas implicitement encouragée en acceptant de l'accompagner avec ses amis chez lui? Comme si le "oui" du départ interdisait le "non" par la suite, car ça ne "se fait pas", ça ne serait pas poli d'afficher un refus et surtout de ne pas satisfaire l'attente masculine en face.

Poli. Regardons-le d'un peu plus près ce mot: il peut s'employer pour un caillou ou pour une personne. Polir, c'est "rendre lisse, uni et brillant", mais c'est aussi "rendre plus délicat, plus raffiné, plus civilisé". Etre poli, nous dit encore le dictionnaire, c'est être "conforme aux règles de la bienséance, au respect des convenances". 

Rendre lisse, sans accroc. Alors que dire non par essence, c'est marquer une rupture, une limite, parfois jusqu'à une fracture entre soi et l'autre. Comment s'étonner dès lors que cela soit difficile, voire impossible, d'agir ainsi quand le modèle prôné pendant des siècles a été celui de la femme docile, garante des bonnes manières dans son foyer? On retrouve cette importance de la politesse (du lisse donc?) dès l'enfance: qui, en lisant ou en regardant l'adaptation animée des Malheurs de Sophie, a préféré s'identifier à l'incontrôlable Sophie plutôt qu'à la charmante Camille de Fleurville, que l'on retrouve dans le bien-nommé Les Petites Filles modèles? Sophie est d'ailleurs elle-même bien consciente de la prétendue supériorité morale de son amie: 
"Chère Camille, je vois que je resterai toujours méchante ; jamais je ne serai bonne comme vous." (XXV, Les Petites Filles modèles)

Pourtant, Sophie incarne l'enfance dans tout ce que celle-ci a de réjouissant: les expérimentations en tout genre, que cela soit avec des poissons ou sa poupée en cire ; les farces quand elle sert de l'eau croupie à ses amis en guise de thé; et enfin une curiosité tenace (qui, rappelons-le, est un vilain défaut...). Sophie est impolie: à l'opposé du lisse et de la délicatesse que l'on attend d'elle, elle n'est que mouvement et secousses. C'est peut-être d'ailleurs la grande force de l'adaptation cinématographique de Christophe Honoré que de nous rappeler la force subversive de Sophie, qui rit sous cape face aux constantes récriminations de la terrible Mme Fichini.


Les héritières de Sophie se multiplient dans les films et séries actuels, à l'image du très réjouissant personnage d'Alyssa dans The End of the F**king World. Qu'il s'agisse d'enchaîner les insultes, de voler une voiture ou de faire le premier pas, Alyssa semble n'avoir que faire des traditionnelles limites imposées par la bienséance, à l'image de son appétit vorace qui fait ricaner la serveuse (laquelle est alors récompensée par une flopée d'injures). Sophie, si elle était là pour le voir, en pâlirait de jalousie. 


Si l'on continue à s'intéresser aux cousines de Sophie, impossible de ne pas penser au personnage de Mildred Hayes dans le turbulent film Three Billboards. Magistralement incarnée par Frances McDormand (dont la performance lui valu l'oscar de la meilleure actrice), Mildred est un personnage d'autant plus intéressant qu'elle est une femme adulte et occupe en tant que telle les fonctions typiques qui sont associées à cet âge, à savoir les rôle de mère et d'épouse. Néanmoins, Mildred n'a rien de la parfaite mère de famille, et la tragique disparition de sa fille fait jaillir en elle un océan de rage, dont le seul but est de réclamer que justice soit faite. Il y a quelque chose de jouissif à voir Mildred multiplier les coups, y compris quand elle donne un coup de pied bien senti entre les jambes d'un lycéen malintentionné. Tous les coups sont pour ainsi dire permis, et c'est incroyablement libérateur de voir ce personnage féminin se battre pour arriver à ses fins.

 

Alors, en ce 8 mars symbolique, je ne peux que vous inviter à être, à votre tour, malpolie! Combien de fois vous êtes vous refusé quelque chose car cela ne se faisait pas, par peur que la personne en face ne vous juge indécente ou vulgaire? Apprenons à dire non, à dire merde, faisons sauter les digues, pour qu'aucune femme ne se sente plus obligée de coucher "par politesse", pour que tant d'autres osent demander les augmentations qu'elles méritent. Laissons la politesse aux pierres précieuses, et partons à la conquête d'autres espaces féminins, loin des convenances qui nous enferment.

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